RESISTANCES A LA RESISTANCE par Hervé BOKOBZA, novembre 2013
Oserais-je une question pernicieuse : être là parmi vous n’est il pas un signe de résistance ?
Intervenir aux journées de l’AFPEP n’est-ce pas me positionner ou être positionné comme un résistant ?
Car j’ai ouï dire que cette association serait un repère de résistants. C’est ce qui se dit dans les couloirs, les ministères, parmi les adhérents ou ceux qui n’adhérent pas, par certains
universitaires.
Etre ici me stigmatiserait, me désignerait : résistant
Je ne pourrais pas y échapper
Ceci pour prévenir tous les intervenants et tous les participants : être présent aujourd’hui est déterminant pour la suite de vos parcours ! Mais si mais si… croyez moi !
AH ! Vous étiez aux Journées à Lyon en 2013 ! Oui, c’est dans votre dossier ! Non, ce n’est pas très bon pour vous ! Parce que vous refusiez le stade 2 et qui plus est vous voudriez vous
retrouver au stade1 ! Non, vous n’avez pas toujours été au stade 1, de toute façon nous n’y avez plus votre place ! Et puis si cela continue on vous mettra au stade 3 ! Comme cela on sera
tranquille !
Au stade ? Quel stade ? Je n’ai pas dit stade, j’ai dit strate ! Quelles strates ? Ben au sein des strates de BREDZINSKI ?
Je vous prie d’abord d’accepter cette répétition chronique concernant ce cher BREDZINSKI qui doit être très surpris que je parle de lui si souvent; en effet je suppose que certains d’entre vous
doivent être las, j’entends déjà vos soupirs : encore lui
Et oui, que voulez-vous quand on tient une pareille merveille on ne la lâche plus !
Cet ancien conseiller de Carter qui en 1995, proposa, pour assurer la domination des puissants, un cahier des charges pour la transmission des savoirs à venir, à même d’assurer la gouvernance de 80 % d’humanité surnuméraire (dixit) dont l’inutilité est programmée : trois pôles ou strates sont alors définies:
D’abord un pôle d’excellence: il devra être en mesure de transmettre des savoirs sophistiqués et créatifs, ce minimum de culture et d’esprit critique sans lequel l’acquisition de savoirs n’a aucun sens ni surtout aucune utilité véritable.
Pour les compétences moyennes, il s’agit de définir des savoirs jetables, aussi jetables que les humains qui en sont les porteurs, dans la mesure où, s’appuyant sur des compétences plus routinières et adaptées à un contexte technologique précis, ils cessent d’être opérationnels sitôt le contexte dépassé. C’est un savoir qui, ne faisant pas appel à la créativité et l’autonomie de pensée, est à la limite un savoir qui peut s’apprendre seul, c’est à dire chez soi, sur un ordinateur et avec le didacticiel correspondant ; ce pourrait être l’enseignement multimédia.
Restent enfin les plus nombreux, les flexibles, ceux qui ne constituent pas un marché rentable et dont l’exclusion de la société s’accentuera à mesure que d’autres continueront à progresser.
La transmission de savoirs réels, coûteuse et donc critique n’offrira aucun intérêt pour le système, voire pourra constituer une menace pour sa sécurité.
C’est
évidemment pour ce plus grand nombre que l’ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables.
Et qu’il faut tout faire, qui plus est, pour cloisonner ces trois champs de savoir et de transmission
Moi qui croyais qu’il n’ y avait que les classes sociales qui se distinguaient, moi qui croyais tout bêtement que la lutte des classes existait, encore et encore, voilà que j’apprends qu’il
existe d’autres catégories en apparence inconciliables !
Sauf à oser une interprétation possible : que BREDZINSKI propose une transmission des savoirs à même de maintenir les classes sociales existantes et surtout à faire croire qu’il n’y plus de
luttes de classes, concept dépassé, éculé, voire ringard, archaïque.
Tout cela pour dire que la psychiatrie étant une discipline sociale par excellence, il me parait important de rappeler rapidement le contexte dans lequel nous nous trouvons pour bien poser cette
question :
Au nom de quoi et de qui faudrait il résister ?
A mon avis, c’est au nom d’une conception du fonctionnement psychique, en bref au nom d’une éthique que nous pouvons élaborer nos pensées et nos actions.
J’essaierai
aussi de démonter les principaux mécanismes tentant de nous expulser de cette position éthique et dans un troisième temps j’aborderai quelques éléments qu’il nous faudrait clairement appréhender
pour éviter les pièges qui nous sont tendus.
Ethique : certes ce mot est galvaudé, sur représenté, voire confisqué ; mais nous avons le souhait de continuer à le faire vivre, à le cajoler, l’apprivoiser, l’écouter et nous demander quel rapport existe entre l’éthique et l’Hospitalité, l’hospitalité étant quand même au cœur de l’énigme de notre choix d’être psychiatre.
Pour Derrida, l’hospitalité est infinie ou n’est pas ; elle est accordée à l’accueil de l’intime, de l’inconditionnel ; elle n’est pas une région de l’éthique. L’éthique est
l’hospitalité.
Mais il précise que sans les lois conditionnelles de l’hospitalité, la loi inconditionnelle de l’hospitalité risquerait d’être un vœux pieux, sans effectivité, voire de se pervertir à tous
moments.
Il y aurait donc un lien, voire un impossible ou un hiatus entre la loi de l’hospitalité universelle et ancestrale et les lois de l’hospitalité contextuelles par essence.
C’est
peut être cette mise en tension entre l’utopie nécessaire et la réalité qui constitue l’essence même de notre pratique en sachant que l’utopie restera toujours une utopie car elle ne sera jamais
réalisée et que cette mise en tension demeurera toujours …en tension
Ouvrir la porte de la salle d’attente ou répondre au téléphone ferait partie de l‘hospitalité universelle, de cette hospitalité qui serait nommée éthique.
Mais comment accueillir l’Autre ?
L’accueil de cet étranger dans cet espace serait de l’ordre du contextuel, dont le contenant et le contenu, dialectiquement liés, constitueraient alors la trame.
Le contenant c’est le cadre de travail patiemment élaboré, défendu et exigé depuis plus d’une quarantaine d’années, celui de la psychiatrie libérale conventionnelle et j’insiste toujours sur le
mot conventionnel.
Ce
cadre s’articule autour de 5 critères fondamentaux inéluctablement liés entre eux : indépendance professionnelle, liberté de choix, remboursement des soins de haut niveau, reconnaissance de la
valeur du CPSY, respect du secret médical
Ce cadre a subi et subit des attaques permanentes et il continuera d’en subir.
Je pense que le défendre maintenant, résister à son démantèlement aujourd’hui comme hier constitue le devoir de résistance le plus noble et le plus élevé de nos associations. Il affirme dans ses
principes que les patients doivent pouvoir se soigner quand ils veulent, où ils veulent, auprès de praticiens libres de leurs actes, sans jamais oublier que le psychiatre libéral conventionné est
le premier praticien dans la cité et que cette spécificité française développée à partir des années 70, comme le développement du secteur psychiatrique, d’ailleurs, a constitué un progrès
formidable contre le désenclavement et l’exclusion des malades mentaux. Pour cela le rôle du SNPP a été et demeure fondamental.
Cependant ce dispositif est essentiel mais non suffisant à l’exercice de la pratique. Il faut se forger les outils conceptuels nécessaires à cette pratique, en quelque sorte conceptualiser le
contenu.
Car accueillir des personnes en souffrance ne va pas de soi et représente toujours un risque : l’étranger est potentiellement menaçant, le fou d’autant plus.
Ce risque a un versant obscur et Bruce BEGOUT cité par Jean Jacques Martin déclare dans son ouvrage « la découverte du quotidien » « le choc de l’étranger ne revient pas simplement pour moi à
être exposé à une expérience dérangeante et impénétrable, mais à vivre une expérience qui opacifie mon propre commerce avec le monde (…)Même s’il n’a aucune intention hostile à mon égard,
l’étranger parce qu’il est étranger m’aliène, il peut me rendre étranger à moi même. La révélation de son identité différente me dévoile par contre coup la différence douloureuse de ma propre
identité ; car à la vérité ce n’est pas la différence qui m’importune mais le fait que sa différence me fait prendre conscience de ma différence, celle qui se révèle entre moi et moi même »
l’étranger révèle ce que BEGOUT appelle l’inquiétante étrangeté du familier, il sert de bouc émissaire à notre insécurité ontologique.
Il n’y a aucune raison que les psychiatres ne soient pas aux prises avec ce penchant naturel, avec cette crainte, cette ambivalence d’affects, de rejet quasi ontologique.
Freud
nous l’avait enseigné : le petit enfant fait une expérience inaugurale d’ambivalence très jeune quand il prend comme premier objet hostile celui qui lui est indispensable.
Jean Jacques Martin (opus cité) parle du syndrome de Robinson Crusoé parlant de sa double terreur : peur que jamais personne ne vienne et peur que quelqu’un vienne.
Tout cela pour vous dire que l’hospitalité de la folie ne va pas de soi, surtout si on la définit comme : venez faire du chez vous, vous qui en êtes plus ou moins dépourvu, avec moi qui
vais faire du chez moi avec vous.
En comprenant bien dès lors que faire du « sans vous » , du sans eux me préserve d’être obligé de ne plus être tout à fait chez moi ; ne pas prendre le risque du heurt, de l’ébranlement, de la
menace que représente toute rencontre.
Qui plus est ce « sans eux » nous épargne d’être éprouvé par l’ambivalence de l’hospitalité et le hiatus entre l’utopie et la réalité de cette éthique de l’hospitalité
Le « faire sans eux » c’est prendre toutes les mesures possibles pour organiser une grande exclusion dont un des symboles est par exemple l’invention d’une nouvelle classe chimique de médicaments
: les anti psychotiques.
Qui supporterait que l’on dise les anti dépressifs ?
On se ne se cache plus, on est décomplexé : on veut éradiquer les psychotiques, c’est écrit dans le texte.
Comment faire sans eux, c’est comment faire contre l’humanité de l’ambivalence, contre la poésie de l’incertitude, contre la dette que l’humanité entière doit à la folie !
Depuis toujours sans doute mais surtout depuis une trentaine d’années un traitement de choc, si j’ose dire , est administré dont l’objet va être de ‘faire sans eux », c‘est à dire donc « faire sans une bonne partie de soi» .
Une formidable collusion entre les intérêts du capital financier et une certaine conception de la maladie mentale a vu le jour : plus qu’un mariage, c’est une alliance quasi symbiotique dont il s’agit, une passion raisonnable et folle à la fois; une folie passionnelle, un acharnement pour exclure, dénier, rejeter la folie de la condition humaine, ou tout au moins la transformer en excroissance hideuse et honteuse .
Première médication : des slogans martelés à souhait, comme des évidences de langage, indiscutables et indiscutées:
Maîtrise, transparence, homogénéité en sont les fers de lance.
Pas un texte, pas un décret, pas un enseignement, pas un protocole qui ne s’appuie sur ce triptyque
Pour résister il nous parait essentiel de repérer quelques mécanismes essentiels de cette machine de guerre : je ne ferai que les citer brièvement :
- dé conflictualiser : pour cela on inventera les conférence de consensus: consensus mou par essence (comme en Politique d’ailleurs), élaboration de références dites adéquates, une procédure que
l’on pourra appliquer sans risque et sans engagement personnel.
La question du soin aux enfants autistes en est la triste résultante et sans doute la première avancée d’une longue série
- déhiérarchiser la juxtaposition de différentes théories et l’affirmation sans cesse réitérée de l’origine multifactorielle des troubles est utilisée pour apaiser les dissensions, on les
énoncera de façon linéaire, monocorde : génétique, environnementale, psychologique, biologique etc. L’être bio psycho social nous est vendu comme la norme où tout serait l’égal du tout
- Penser que la technique est neutre, alors qu’elle est toujours au service d’une idéologie
- Mettre sur le marché les processus d’évaluation : orchestrés comme un véritable rituel c’est la mise sur le marché d’un immense et tragique processus de colonisation mentale à même de nous convertir à une nouvelle religion, «celle du faire sans eux».
La scène de l’évaluation, qu’elle prenne les visages de l’accréditation, de la démarche qualité ou autre évidence base médecine (EBM) est la scène d’une véritable propagande qui nous
convoque tous à l’adoption d’une véritable novlangue, d’un style anthropologique dont nous devrions emprunter les voies lexicales.
L’évaluation ne croit ni aux éthiques professionnelles, ni aux régulations institutionnelles. Elle se méfie de l’humain. Elle ne veut qu’une seule chose : nous
soumettre.
- médicaliser ou socialiser le fait psychopathologique : vieux débat qui est d’autant plus d’actualité aujourd’hui.
-dé spécifier : faire de la psychiatrie une discipline médicale comme les autres -
- introduire et maintenir la peur du fou : voir le discours du plus haut représentant de L’Etat, à Antony il y a près de 5 ans ; reprenant en cela ce que disait KRAEPELIN, le père de la psychiatrie moderne : Méfions-nous , méfiez-vous des fous, ils seront dangereux toute leur vie qui hélas sera bien longue»
- Créer un climat où dire le diagnostic et pronostic serait une fin en soi ! Alors que ces dires peuvent être les éléments qui feront du patient un prisonnier, liés par des chaines qui ne sont plus des chaines mais des mots. Et comme le disait déjà le regretté André Bourguignon, poser un diagnostic c’est tarir deux sources de l’angoisse du psychiatre : l’inconnu devant la folie et de la relation au fou.
- utiliser les dérives de la psychanalyse pour mener une offensive de grande ampleur contre la plus extraordinaire découverte du 20ème siècle concernant le fonctionnement psychique.
Vous avez sans doute compris pourquoi je vous ai parlé de BREDZINSKI et de la question de la transmission des savoirs : Il a raison car pour assurer leur domination les maîtres de l’époque post moderne (telle que définie par LYOTTARD) ont besoin pour la pérennité de leur divin marché de maintenir une domination idéologique sans faille , de convertir la majorité des humains à cette pensée technicienne sans faille. Nous devons appartenir à cette deuxième strate, bien calés avec notre savoir spécifique, cloisonné, fermé et réconfortant pour le pouvoir que nous pourrions avoir sur ceux qui nous sont confiés.
C’est une conversion douce, en apparence dépourvue de barbarie
Une conversion perverse car elle tente de nous compromettre dans le processus de notre propre exclusion.
Une conversion brutale car elle nous impose un chantage insupportable: obéis et tais-toi, obéis ou disparaît ou meurs ( la condition marrane)
C’est une conversion à une pensée qui abolit le sens, (le soignant technicien est corvéable à merci et surtout interchangeable)
Nous savons que le combat pour la reconnaissance du caractère humain de la folie est intemporel. Ce qui est temporel c’est la stratégie et la tactique à adopter en fonction du contexte socio politique, d’une part et du contexte scientifique de la discipline d’autre part, même si les deux sont intriqués d’une telle façon aujourd’hui, qu’il n’est même plus besoin de dialectique pour s’y retrouver.
L’enseignement de la psychiatrie, le discours et la pratique universitaire, des pratiques inféodées à l’industrie pharmaceutique ne sont que le bras scientifique d’une exigence du marché, du diktat financier sur le fonctionnement psychique, d’un essai permanent d’assurer, sous prétexte d’une maitrise des couts de la santé publique, une maitrise de la relation , une maîtrise du psychiatre (lutte contre son indépendance ), une maîtrise même du sujet avec cette nouvelle loi qui introduit à mon sens une véritable rupture épistémologique : les soins sans consentement en ambulatoire
ALORS COMMENT RESISTER ?
La résistance individuelle, permanente, quotidienne, est sans doute au cœur de l’invention thérapeutique, du praticien comme du patient, en cabinet ou en institution.
Cette résistance au quotidien a besoin de s’appuyer sur une résistance collective.
Celle-ci parait bien sûr indispensable et pourtant elle va se heurter à d’importantes réticences voir des résistances tenaces, en nous mêmes comme chez les autres.
je ne m’étendrais pas sur la tendance la plus lourde, style : «tout cela ne sert à rien» –
En revanche, je voudrais insister sur deux modes de réticences très opératoires et contre lesquelles nous avons à affiner notre riposte et à accroitre notre vigilance :
1- combattre la nostalgie
Notre génération est parfois traversée par un dire nostalgique : « c’était mieux avant » je vous épargnerai un commentaire sur les mécanismes psychiques à l’œuvre dans ces cas si fréquents, mais
pour en parler je vais revenir sur cette conversion qui nous est imposée et sur la question de l’héritage.
C’était mieux avant c’est sans doute ce que se sont dits les marranes, ceux qui furent aussi appelés les nouveaux chrétiens avec le maintien d’une foi cachée et de rituels à même de maintenir la
mémoire. Cependant pour ces nouveaux chrétiens le clivage entre l’éducation chrétienne et l’héritage juif pouvait conduire à une distanciation critique, à une remise en cause de l’une et de
l’autre tradition.
Car ce que le champ religieux des “ nouveaux chrétiens ” comporte de spécifique, c’est précisément cette tension vécue entre les deux religions, judaïsme et christianisme, avec les hésitations
qui en résultent. De ces complexités mouvantes émergent, en définitive, un sens inédit de la relativité des croyances (comme en témoigne Montaigne), ainsi que l’esprit critique qui pour la
première fois dénie leur caractère sacré aux textes bibliques, comme ose le faire Spinoza.
N’en est il pas de même pour notre pratique et son évolution depuis une trentaine d’années ? L’expression de la folie varie à travers les âges et le cadre transférentiel aussi; ainsi il serait
utopique de penser, par exemple, que la question du diagnostic qui prend une telle ampleur ces dernières années n’aurait pas d’effet sur les mécanismes relationnels en jeux dans la rencontre
thérapeutique et ceci quels que soient notre position ou nos dires concernant cet énoncé du diagnostic; Cela vient du dehors, du socius et nous convoque à élaborer de nouveau les conditions de
notre accueil
Devant cette tentative de conversion, un immense piège nous est tendu : pour nous protéger nous pourrions être tentés de défendre avec acharnement notre territoire, repliés, narcissiques ,
nostalgiques et disons le tout net défaits d’avance; gardons encore cette position marrane en ligne de mire : Celle qui bricole avec l’ exigence publique (on est bien obligé de préparer dans une
institution les visites de nos chers accréditeurs) tout en préservant «notre religion privée», en sachant que ce bricolage débouchera sur une nouvelle façon d’être ou de travailler.
Qui plus est, on trouve dans le marranisme, un glissement très significatif de la notion classique de conversion vers la notion beaucoup plus ouverte et indépendante de conversation intime entre
des univers spirituels et des imaginaires ennemis, ou pour le moins étrangers l’un à l’autre.
Ne devons-nous pas garder en mémoire cette formidable leçon d’histoire pour mieux résister?
Abordé sous un autre angle Derrida nous dit quelque chose d’équivalent : «je me sens héritier , fidèle autant que possible » et il ajoute : « la meilleure façon d’être fidèle à un héritage est de
lui être infidèle »
Il s’agit ainsi de ne pas le recevoir à la lettre comme une totalité mais plutôt de le prendre en défaut, d’en saisir le moment dogmatique, pour rester inventif, créatif.
En fait quitter les dogmes pour pouvoir élaborer des doctrines, c’est faire usage de ce savoir d’excellence dont nous parle ce cher BREDZINSKI.
2- Mettre en garde ceux qui, parmi nous, identifient comme extrême, ou extrémiste la radicalité parfois nécessaire du discours : les extrêmes seraient insupportables, assimilés
les uns aux autres
Un petit point d’histoire apparaît indispensable : le 20ème siècle a été dominé par deux événements effroyables : le stalinisme et le nazisme
Certains ont élevé le discours de symétrisation entre nazisme et stalinisme au rang d’un combat contre toutes les formes d’oppression.
Or il me semble qu’il ne faut pas céder à la symétrisation , non pas que le stalinisme soit moins ou plus grave que le nazisme mais parce qu’il est impératif de tenir compte du fait que le
goulag, le stalinisme est une corruption, une confiscation éhontée de l’idéal de justice que porte le communisme tandis que dans le projet nazi , tout était dit; le pire était dans le projet
même; la dissymétrie n’est donc pas dans les faits mais dans les idéaux, les projets;
Les victimes du goulag , avant d’être des victimes , furent des résistants féroces à la mise en place de cette bureaucratisation barbare à même de trahir les actions, acquis et rêves de la révolution; ils furent défaits, liquidés, assassinés,; le plus célèbre d’entre eux fût poursuivi jusqu’au Mexique, lâchement assassiné tant sa seule présence représentait un danger pour les bourreaux de l’idéal communiste gardons bien cela en tête pour ne pas alors sombrer dans le discours sur les extrêmes que l’on renverrait dos à dos; et qui nous priverait de la possibilité de tenir un discours radical quand cela est nécessaire sans se faire accuser d’extrémisme.
Car les excès, ou ce qui peut apparaitre comme tel, sont parfois nécessaires, ce sont souvent des symptômes à respecter pour sortir d’un carcan où règne l’immobilisme et l’indifférence !
Dans les années 70, combien de psychiatres de toutes obédiences affirmaient que le combat contre l’utilisation de la psychiatrie
à de fins politiques était un combat extrémiste, qu’il valait mieux balayer devant sa porte.
D’ailleurs
à Honolulu l’association mondiale de psychiatrie regarda le psychiatres français représentés par Gérard BLES et Jean AYME comme de dangereux extrémistes car tout simplement ils posaient avec le
comité Français contre l’utilisation de la psychiatrie à des fins politique les questions éthiques et politiques à un niveau peut être jamais atteint et dans ses attendus et dans son action
permanente, tenace, inébranlable. La libération du mathématicien Leonid PLIOUTCH, diagnostiqué schizophrène torpide (invention diagnostique!!) fut un immense succès : Jean AYME qui
m’accueillit comme externe me disait : être psychiatre c’est être militant et Gérard BLES qui m’accueillit comme jeune psychiatre à L’AFPEP dans les année 1980 élabora avec d’autres
notre charte de la psychiatrie, celle de l’AFPEP qui n’a pas pris une ride,.
Près de 40 ans après, j’ai initié il y a près de 5 ans maintenant une réunion de soignants qui refusaient d’accepter que la discours du Président de la République sur la dangerosité du fou
devienne une évidence indiscutable.
Les 39 sont nés, extrêmes et extrémistes pour certains, mais surtout extrêmement surpris de réunir près de 2000 personnes dans un meeting préparé en moins de trois semaines. Meeting qui fut à
l‘évidence l’acte le plus accompli de la résistance collective et unitaire en psychiatrie depuis longtemps
30 ans après la rédaction de la charte de la psychiatrie, il s’agit du même combat : celui tout simplement de la dignité, vous savez celui dont Kant dit : « tout a un prix ou une dignité. Ce qui
a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a
une dignité. »
Près de 5 ans après, notre axe de réflexion et d’action se maintient : celui de conditions matérielles de l’éthique celles que Derrida appelait donc les lois de l’hospitalité celles qui permettent que nous puissions vivre en tentant de se rapprocher, voire d’entre apercevoir cette impossible de cette hospitalité universelle Le combat éthique nous fait ressentir, approcher, appréhender combien il ne peut y avoir de compromis et combien ce soucis nous renvoie à la radicalité d’une position à tenir et à soutenir.
C’est cela qui réussit à fédérer et à réunir des soignants de différents bords, toutes professions confondues ; il est indéniable que les collectifs qui se multiplient dans tous les
domaines du champ social ont pour objet de briser les isolements/ou les divisions syndicales; ils permettent à de nombreux citoyens de se ré approprier un espace du dire et de l’agir, à ré
inventer de nouvelles formes de réflexion et d’action. Comme des îlots de résistance démocratique dans un océan de mensonges, de trahison et de capitulation
Aussi l’existence des 39 fait-elle des vagues, la mer est agitée, elle est cependant vivifiante bien que nous soyons fatigués par ce voyage dont nous ne connaissions pas le point d’arrivée, ni la
route, ni l’équipage, ni même le bateau ; mais il nous a semblé qu’il nous fallait partir pour se lancer dans cette formidable traversée.
Ces deux points rapidement évoqués, parmi d’autres, allient complexité et radicalité, que je considère comme inéluctablement liées à l’époque actuelle
Résister collectivement nous demande une intervention à deux niveaux :
- contre la machine ultra libérale et son relais gouvernemental avec ses attendus destructeurs et ses effets ravageurs sur l’existence même de l’humain,
- contre nos chers collègues , notamment nombre d’universitaires qui épousent , à leur insu ou de leur plein gré, ce discours éminemment réducteur; en soutenant un discours d’imposture : car il s’agit bien là de falsification et de mensonge, quand on se dit psychiatre et que l’on ose affirmer au début du 21ème siècle, que par exemple soigner revient principalement à faire et à énoncer un diagnostic, que le psychisme et le cerveau c’est du pareil au même, que l’inconscient on s’en fout, que tel patient devra prendre des médicaments à vie, que la dépression a comme unique origine des dysfonctionnements biologiques ou génétiques etc. Nous ne pouvons plus nous taire devant cette prévarication organisée, puissante, qui reçoit l’aval du prestige, du pouvoir et de la manne financière : nous ne pouvons plus accepter la décapitation clinique de l’abord du sujet ( Pierre Sadoul) car alors nous serions les complices de se «faire sans eux » , propre à organiser la nouvelle exclusion des temps post modernes
En conclusion :
A l’époque actuelle que j’ai désignée par ailleurs comme celle des trois P : Preuve, peur et prédiction, éléments constitutifs du discours dominant, opposons l’éthique qui est l’hospitalité et qui en psychiatrie peut s’énoncer ainsi : éthique du doute, de l’engagement, du risque, ces trois termes étant dialectiquement liés.
Celle qui nous permet de combattre tous les réductionnistes, celle qui nous permet de nous dégager du face à face morbide et mortifère que Patrice CHARBIT nous avait présenté
l’année dernière : ce fameux balancier entre l’organique et le psychique
Alors peut être qu’au delà des notions de complexité et de radicalité, la question du paradoxe pourrait nous permettre de nouvelles ouvertures. Ce sera sans doute l’objet d’un prochain
travail.
Mais écoutons Thomas Szasz : « Si vous croyez être jésus, ou si vous croyez avoir découvert un remède contre le cancer ( et que ce n’est pas vrai) ou
que vous croyez que vous êtes persécutés par les communistes et que ce n’est pas vrai, alors il est probable que vos croyances seront interprétées comme des symptômes schizophréniques.
Mais
si vous croyez que le peuple juif est le peuple élu, que Jésus est le fils de Dieu ou que le système communiste est le seul système scientifique moralement juste alors on interprétera cela en
rapport avec ce que vous êtes : juif, chrétien ou communiste
C’est pourquoi je pense que nous ne découvrirons les causes chimiques de la schizophrénie que lorsque nous découvrirons les causes chimiques du judaïsme, de la chrétienté ou du communisme; ni
avant ni après
»
Je pense que le combat pour l’hospitalité de la folie est au cœur de notre praxis ; aujourd’hui comme hier ou demain. Le sens de ce combat est clair : être du côté de nos patients, être
avec eux, faire avec eux.
Ce combat ne sera jamais victorieux car toujours en devenir, qu’il n’aboutira jamais car il est impossible d’offrir l’hospitalité à la folie, on ne peut que tendre vers comme pour la démocratie
ou pour la laïcité.
Dr
Hervé BOKOBZA